mardi 7 février 2017

Claude & Bernard

Chez Claude et Bernard, tout le monde se vouvoie. Claude vouvoie Bernard, et Bernard vouvoie Claude, c’est comme ça. Jérôme, Mathieu et Jeanne vouvoient aussi Claude et Bernard, leurs parents. C’est une sorte de règle très importante pour eux.

Il va falloir faire pareil m’a dit Maman. D’accord, mais pourquoi passer Noël chez Claude et Bernard ? Et puis tout seul, sans ma sœur ou mon frère. Maman me dit qu’elle a besoin de se reposer : tu comprends, depuis que ton père est parti, c’est très dur, j’ai personne pour m’aider, dans une ville que je ne connais pas ! Si encore il nous avait laissé à Ajaccio, au moins on avait nos amis, mais là, à Nancy… 
En fait, Flore va dans l’autre famille en Alsace, et Séverin reste avec elle, et moi, et bien je vais à Paris. D’après elle, c’est quand même une chance, ils ont un grand appartement en plein Paris qui est bien mieux que le petit F2 de tante Suzanne à Boulogne-Billancourt. Elle m’append que c’est ce qu’on appelle un immeuble haussmannien, et que c’est beau, que je vais y être bien. Elle ajoute que c’est à côté du Quartier Latin et du jardin du Luxembourg, et ça, je crois que c’est important pour elle.
Pourquoi on les connait pas alors Claude et Bernard, et tous nos cousins germains ? C’est bizarre. C’est pas bizarre pour elle, c’est à cause de la jalousie de mon père. Il ne voit plus son frère depuis 20 ans parce qu’il ne lui pardonne pas d’avoir mieux réussi. Bernard à fait l’ENA, il travaille à la Cours des Comptes, il est très très catholique, il a d’ailleurs été consul au Vatican, il est même limite intégriste car il est ami avec des gens d’une église pas loin de chez eux, un bastion réactionnaire d’après maman. Pour couronner le tout, il est super chiraquien. Bernard a été son directeur de cabinet à la Mairie de Paris. Bref, il a beaucoup de défauts, ça même Maman est d’accord, mais d’après elle, c’est pas ce qui titille mon père. Ce qui le préoccupe depuis toujours, c’est l’ENA ! C’est dur à digérer il paraît… Tu sais, ton père a seulement été étudiant en droit, et ils n’ont qu’un an d’écart.

Bon, me voilà chez mon oncle et ma tante. Ils ont l’air assez sévères. Pas très drôle, je le sens vite. Ils sont peut-être un peu gênés aussi, ils ne me connaissent pas après tout. Mes cousins sont plus cools, ils essayent de me mettre à l’aise. Enfin, surtout les deux grands. Jeanne, on dirait qu’elle a mon âge, mais elle reste à distance. Elle me parle pas.
L’appartement, c’est certain, il est grand. Y a beaucoup de pièces partout, un long couloir, c’est clair, blanc, et le sol est en parquet, sauf dans la cuisine. La cuisine elle est vieille et moche, comme chez nous. Oui, elle est vieille me dit Mathieu, mais regarde, il y a un passage secret. Il ouvre une porte, et là, il y a un autre escalier que celui que j’ai pris tout à l’heure en arrivant. C’est l’escalier de service, c’est pour la bonne. Et nous, on peut monter jusque dans les mansardes, c’est notre repaire quand les parents nous punissent. Il est étroit cet escalier, et les petites lucarnes ne font renter qu’une faible lumière, mais j’aime bien l’idée qu’on puisse sortir et se réfugier quelque part sans être vu.
Sur les murs, je regarde les tableaux et les gravures. Il y en a de très belles de Paris il y a très longtemps. C’est des vieux papiers dessinés à la main avec des détails extraordinaires. Quand même, je tourne un peu en rond. Comme je m’ennuie, Jérôme me montre sa chambre pleine de BD ! Ca, c’est génial. Je peux les lire si je les abime pas. Gaston, Spirou, Yoko Tsuno, Michel Vaillant… En plus, personne ne m’embête.

J’ai presque oublié que c’est le réveillon ce soir. Mon oncle me dit que nous allons dans la famille de Claude, qu’il y aura du monde, mais que je ne m’inquiète pas, mes cousins sont avec moi. Il me demande si je veux aller à la messe de minuit. Mais, je ne suis jamais allé à la messe ! Ca te ferait peut-être du bien alors. Moi, je n’ai pas très envie.
Quand on arrive dans l’appartement pour la fête, il y a surtout des gens âgés. Je ne vois pas d’enfants, je suis un peu déçu. Jérôme et Mathieu ne veulent pas aller à la messe, et ils préfèrent s’amuser. Ils font un truc que j’ai jamais vu : ils mettent des Efferalgan dans du coca mélangé à du Whisky. Ils rigolent en disant qu’ils font bientôt se sentir partir. Et avec des filles comme eux, ils partent pour de vrai. Et je me retrouve sacrément paumé. Je vais de table en table, on me caresse parfois les cheveux, et le temps me parait long. J’aimerais bien rentrer chez Claude et Bernard lire des BD. Les grandes personnes parlent de plus en plus fort, et une dame un peu massive avec une très grosse tête parle encore plus fort que les autres. A un moment, on n’entend plus qu’elle. Sans que je comprenne pourquoi, elle se met à dire des trucs sur les étrangers, les pauvres qui sont sales et qui n’ont que ce qu’ils méritent. Bien fait pour eux ! Et tous ces arabes, ils nous font chier ces arabes, saloperie de bougnoules ! Et tout le monde se marre bien. Elle fait le spectacle, et franchement, moi, elle me dégoute cette matrone immonde. Je le sens, elle me donne mal au crâne, et j’ai le ventre qui se retourne. J’ai envie qu’elle arrête, qu’elle se taise. Un petit monsieur barbu que je n’avais pas remarqué me propose d’aller dans la cuisine, au calme. Il sait que sa femme est bête et méchante. Il n’y a rien à faire contre ça. Il ne faut pas l’écouter. Tu veux du Champagne ? J’aime. Je bois plusieurs coupes et je me sens un peu mieux. Le monsieur me dit que la connerie est un fléau, et qu’on en viendra jamais à bout. Jamais, tu entends !? Tant qu’il y aura des Hommes sur terre, il y aura des cons, et des connes, comme ma femme !
J’ai du m’endormir, je ne me souviens plus bien après. Juste que j’ai échappé à la messe.

Aujourd’hui, c’est Noël.
Noël, c’est la venue du Seigneur, Jésus qui a souffert pour nous et qui est mort sur la croix pour me sauver. C’est tout sauf une fête matérialiste comme le pense tes parents. Donc, tu n’as pas de cadeau. Il faut que tu comprennes le symbole biblique et que tu t’élèves au-dessus de toute cette corruption de l’argent et des objets. Pas de cadeau, c’est dur… Pourtant, avec Maman et Papa, je sais que c’est pas le matériel qui compte le plus, mais bon, un petit truc, j’aurais trouvé ça gentil. Je suis un peu triste. Je sais pas si c’est pareil pour mes cousins. Ils me le disent pas.
Heureusement, il y a les BD. Et de la chambre de Jérôme, je n’entends plus trop les exercices de Jeanne au violon. Dans le couloir, c’est affreux le son que ça fait !

On part pour Rambouillet, quelques jours à la campagne. Rambouillet, tu verras, c’est très chic m’avait prévenu Maman. Je trouve pas ça très chic, c’est juste la campagne. Dans la maison, tout est vieux et sans intérêt. Mais je n’ai pas encore vu la mezzanine. Oh, le rêve, des Lego partout. Je savais pas qu’on pouvait en avoir autant. De toute sorte, et même des Lego mécaniques. Je passe des heures dans cette pièce sombre, allongé à construire des tours, des villes, des voitures, des tunnels... Et ce n’est pas fini. Mathieu me demande si je connais Jean-Michel Jarre. Je lui dis je crois bien, Flore en écoute. Il me montre son Walkman Sony, tout en aluminium. C’est sacrément classe. Il met la cassette Oxygène dedans et me pose sur les oreilles les écouteurs avec la mousse orange. Je plane. Dès que la cassette est finie, hop, je la remets face A, et c’est parti pour le voyage…
Dimanche, impossible d’échapper à la messe cette fois-ci. C’est Bernard qui me le dit : tu viens à la messe. L’église est en pierre grise, elle est pas très belle, c’est surtout qu’il fait un froid de canard. Et le banc en bois, c’est une torture ce machin. Je ne comprends rien, mais rien à ce qui se fait dans cette église. Un coup le curé parle, et puis tout le monde se met à chanter, et puis se lève, et se rassoit, et ainsi de suite. Et moi, j’ai toujours un temps de retard. Assis quand toute le monde est debout, et debout quand tout le monde est assis, et ça, c’est gênant parce qu’on me voit. Claude et Bernard soupirent un peu.
Heureusement, cette après-midi, on se balade en forêt. Là, rien à dire, c’est juste magnifique. J’avais déjà vu une forêt pareille, dans un film-documentaire sur la télé noir et blanc. En réalité, c’est bien mieux. Les arbres sont grands, sombres, ils bougent légèrement, le chemin est parsemé de feuilles mortes de toutes les couleurs, l’odeur est agréable, puissante. C’est très calme aussi. Je respire cet air humide et frais, et je regarde les petits nuages blancs qui se suivent super vite dans le ciel clair.
Cette promenade, ça m’a crevé ! Ce soir, on rentre à Paris. Dans la voiture, Mathieu me propose son Walkman. Il y a les Chants Magnétiques dedans. C’est beau aussi. Je m’endors.

Voilà, demain c’est la rentrée des classes, et moi, il faut que je retourne à la maison. Claude me dit au revoir, elle est contente d’avoir fait ma connaissance. Je descends avec Bernard les grands escaliers, ceux avec du marbre et le tapis rouge, et l’ascenseur en verre et en métal grillagé. C’est lui qui m’amène à la Gare de l’Est pour que je prenne mon train. Après avoir fait quelques pas, il me dit regarde, on voit le Panthéon d’ici. Oui, mais j’aime pas ce gros cube grisâtre surmonté d’une coupole, ou d’un dôme, je sais pas trop.

Et à ce moment-là, je comprends tout. Je comprends pourquoi Papa est si jaloux à en être malade et fou. La rue où vivent Claude et Bernard s’appelle rue « Claude Bernard » ! C’est écrit comme ça, sur le panneau bleu en métal avec le liseré blanc autour. Ils doivent être sacrément importants pour qu’une rue de Paris porte leurs prénoms à tous les deux !

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