Chez Claude et
Bernard, tout le monde se vouvoie. Claude vouvoie Bernard, et Bernard vouvoie
Claude, c’est comme ça. Jérôme, Mathieu et Jeanne vouvoient aussi Claude et
Bernard, leurs parents. C’est une sorte de règle très importante pour eux.
Il va falloir
faire pareil m’a dit Maman. D’accord, mais pourquoi passer Noël chez Claude et
Bernard ? Et puis tout seul, sans ma sœur ou mon frère. Maman me dit qu’elle
a besoin de se reposer : tu comprends, depuis que ton père est parti,
c’est très dur, j’ai personne pour m’aider, dans une ville que je ne connais
pas ! Si encore il nous avait laissé à Ajaccio, au moins on avait nos
amis, mais là, à Nancy…
En fait, Flore va
dans l’autre famille en Alsace, et Séverin reste avec elle, et moi, et bien je
vais à Paris. D’après elle, c’est quand même une chance, ils ont un grand appartement
en plein Paris qui est bien mieux que le petit F2 de tante Suzanne à
Boulogne-Billancourt. Elle m’append que c’est ce qu’on appelle un immeuble
haussmannien, et que c’est beau, que je vais y être bien. Elle ajoute que c’est
à côté du Quartier Latin et du jardin du Luxembourg, et ça, je crois que
c’est important pour elle.
Pourquoi on les
connait pas alors Claude et Bernard, et tous nos cousins germains ? C’est
bizarre. C’est pas bizarre pour elle, c’est à cause de la jalousie de mon père.
Il ne voit plus son frère depuis 20 ans parce qu’il ne lui pardonne pas d’avoir
mieux réussi. Bernard à fait l’ENA, il travaille à la Cours des Comptes, il est
très très catholique, il a d’ailleurs été consul au Vatican, il est même limite
intégriste car il est ami avec des gens d’une église pas loin de chez eux, un
bastion réactionnaire d’après maman. Pour couronner le tout, il est super chiraquien.
Bernard a été son directeur de cabinet à la Mairie de Paris. Bref, il a
beaucoup de défauts, ça même Maman est d’accord, mais d’après elle, c’est pas
ce qui titille mon père. Ce qui le préoccupe depuis toujours, c’est l’ENA !
C’est dur à digérer il paraît… Tu sais, ton père a seulement été étudiant en
droit, et ils n’ont qu’un an d’écart.
Bon, me voilà chez
mon oncle et ma tante. Ils ont l’air assez sévères. Pas très drôle, je le sens
vite. Ils sont peut-être un peu gênés aussi, ils ne me connaissent pas après
tout. Mes cousins sont plus cools, ils essayent de me mettre à l’aise. Enfin,
surtout les deux grands. Jeanne, on dirait qu’elle a mon âge, mais elle reste à
distance. Elle me parle pas.
L’appartement,
c’est certain, il est grand. Y a beaucoup de pièces partout, un long couloir,
c’est clair, blanc, et le sol est en parquet, sauf dans la cuisine. La cuisine
elle est vieille et moche, comme chez nous. Oui, elle est vieille me dit
Mathieu, mais regarde, il y a un passage secret. Il ouvre une porte, et là, il
y a un autre escalier que celui que j’ai pris tout à l’heure en arrivant. C’est
l’escalier de service, c’est pour la bonne. Et nous, on peut monter jusque dans
les mansardes, c’est notre repaire quand les parents nous punissent. Il est
étroit cet escalier, et les petites lucarnes ne font renter qu’une faible
lumière, mais j’aime bien l’idée qu’on puisse sortir et se réfugier quelque part
sans être vu.
Sur les murs, je
regarde les tableaux et les gravures. Il y en a de très belles de Paris il y a
très longtemps. C’est des vieux papiers dessinés à la main avec des détails
extraordinaires. Quand même, je tourne un peu en rond. Comme je m’ennuie,
Jérôme me montre sa chambre pleine de BD ! Ca, c’est génial. Je peux les
lire si je les abime pas. Gaston, Spirou, Yoko Tsuno, Michel Vaillant… En plus,
personne ne m’embête.
J’ai presque
oublié que c’est le réveillon ce soir. Mon oncle me dit que nous allons dans la
famille de Claude, qu’il y aura du monde, mais que je ne m’inquiète pas, mes
cousins sont avec moi. Il me demande si je veux aller à la messe de minuit.
Mais, je ne suis jamais allé à la messe ! Ca te ferait peut-être du bien
alors. Moi, je n’ai pas très envie.
Quand on arrive
dans l’appartement pour la fête, il y a surtout des gens âgés. Je ne vois pas
d’enfants, je suis un peu déçu. Jérôme et Mathieu ne veulent pas aller à la
messe, et ils préfèrent s’amuser. Ils font un truc que j’ai jamais vu :
ils mettent des Efferalgan dans du coca mélangé à du Whisky. Ils rigolent en
disant qu’ils font bientôt se sentir partir. Et avec des filles comme eux, ils
partent pour de vrai. Et je me retrouve sacrément paumé. Je vais de table en
table, on me caresse parfois les cheveux, et le temps me parait long.
J’aimerais bien rentrer chez Claude et Bernard lire des BD. Les grandes personnes
parlent de plus en plus fort, et une dame un peu massive avec une très grosse
tête parle encore plus fort que les autres. A un moment, on n’entend plus qu’elle.
Sans que je comprenne pourquoi, elle se met à dire des trucs sur les étrangers,
les pauvres qui sont sales et qui n’ont que ce qu’ils méritent. Bien fait pour
eux ! Et tous ces arabes, ils nous font chier ces arabes, saloperie de
bougnoules ! Et tout le monde se marre bien. Elle fait le spectacle, et franchement,
moi, elle me dégoute cette matrone immonde. Je le sens, elle me donne mal au
crâne, et j’ai le ventre qui se retourne. J’ai envie qu’elle arrête, qu’elle se
taise. Un petit monsieur barbu que je n’avais pas remarqué me propose d’aller
dans la cuisine, au calme. Il sait que sa femme est bête et méchante. Il n’y a rien
à faire contre ça. Il ne faut pas l’écouter. Tu veux du Champagne ?
J’aime. Je bois plusieurs coupes et je me sens un peu mieux. Le monsieur me dit
que la connerie est un fléau, et qu’on en viendra jamais à bout. Jamais, tu
entends !? Tant qu’il y aura des Hommes sur terre, il y aura des cons, et
des connes, comme ma femme !
J’ai du
m’endormir, je ne me souviens plus bien après. Juste que j’ai échappé à la
messe.
Aujourd’hui, c’est
Noël.
Noël, c’est la
venue du Seigneur, Jésus qui a souffert pour nous et qui est mort sur la croix
pour me sauver. C’est tout sauf une fête matérialiste comme le pense tes
parents. Donc, tu n’as pas de cadeau. Il faut que tu comprennes le symbole
biblique et que tu t’élèves au-dessus de toute cette corruption de l’argent et
des objets. Pas de cadeau, c’est dur… Pourtant, avec Maman et Papa, je sais que
c’est pas le matériel qui compte le plus, mais bon, un petit truc, j’aurais
trouvé ça gentil. Je suis un peu triste. Je sais pas si c’est pareil pour mes
cousins. Ils me le disent pas.
Heureusement, il y
a les BD. Et de la chambre de Jérôme, je n’entends plus trop les exercices de
Jeanne au violon. Dans le couloir, c’est affreux le son que ça fait !
On part pour
Rambouillet, quelques jours à la campagne. Rambouillet, tu verras, c’est très
chic m’avait prévenu Maman. Je trouve pas ça très chic, c’est juste la
campagne. Dans la maison, tout est vieux et sans intérêt. Mais je n’ai pas
encore vu la mezzanine. Oh, le rêve, des Lego partout. Je savais pas qu’on pouvait en avoir autant. De toute sorte, et même des Lego mécaniques. Je passe des
heures dans cette pièce sombre, allongé à construire des tours, des villes, des
voitures, des tunnels... Et ce n’est pas fini. Mathieu me demande si je connais
Jean-Michel Jarre. Je lui dis je crois bien, Flore en écoute. Il me montre son
Walkman Sony, tout en aluminium. C’est sacrément classe. Il met la cassette Oxygène
dedans et me pose sur les oreilles les écouteurs avec la mousse orange. Je
plane. Dès que la cassette est finie, hop, je la remets face A, et c’est parti
pour le voyage…
Dimanche,
impossible d’échapper à la messe cette fois-ci. C’est Bernard qui me le
dit : tu viens à la messe. L’église est en pierre grise, elle est pas très
belle, c’est surtout qu’il fait un froid de canard. Et le banc en bois, c’est
une torture ce machin. Je ne comprends rien, mais rien à ce qui se fait dans
cette église. Un coup le curé parle, et puis tout le monde se met à chanter, et
puis se lève, et se rassoit, et ainsi de suite. Et moi, j’ai toujours un temps
de retard. Assis quand toute le monde est debout, et debout quand tout le monde
est assis, et ça, c’est gênant parce qu’on me voit. Claude et Bernard soupirent
un peu.
Heureusement,
cette après-midi, on se balade en forêt. Là, rien à dire, c’est juste
magnifique. J’avais déjà vu une forêt pareille, dans un film-documentaire sur
la télé noir et blanc. En réalité, c’est bien mieux. Les arbres sont grands,
sombres, ils bougent légèrement, le chemin est parsemé de feuilles mortes de toutes
les couleurs, l’odeur est agréable, puissante. C’est très calme aussi. Je
respire cet air humide et frais, et je regarde les petits nuages blancs qui se
suivent super vite dans le ciel clair.
Cette promenade,
ça m’a crevé ! Ce soir, on rentre à Paris. Dans la voiture, Mathieu me
propose son Walkman. Il y a les Chants Magnétiques dedans. C’est beau aussi. Je
m’endors.
Voilà, demain
c’est la rentrée des classes, et moi, il faut que je retourne à la maison. Claude
me dit au revoir, elle est contente d’avoir fait ma connaissance. Je descends avec
Bernard les grands escaliers, ceux avec du marbre et le tapis rouge, et
l’ascenseur en verre et en métal grillagé. C’est lui qui m’amène à la Gare de
l’Est pour que je prenne mon train. Après avoir fait quelques pas, il me dit
regarde, on voit le Panthéon d’ici. Oui, mais j’aime pas ce gros cube grisâtre
surmonté d’une coupole, ou d’un dôme, je sais pas trop.
Et à ce moment-là,
je comprends tout. Je comprends pourquoi Papa est si jaloux à en être malade et
fou. La rue où vivent Claude et Bernard s’appelle rue « Claude
Bernard » ! C’est écrit comme ça, sur le panneau bleu en métal avec
le liseré blanc autour. Ils doivent être sacrément importants pour qu’une rue
de Paris porte leurs prénoms à tous les deux !