mercredi 7 juin 2017

La colère

Un ami écrivait il y a quelques jours que la colère n’excusait pas tout. Et il avait raison. En effet, la colère n’autorise pas la méchanceté gratuite, l’insulte, encore moins l’expression des préjugés racistes, sexistes et homophobes.

Pourtant, la colère est nécessaire, salutaire, vitale, comme la faim. C’est un besoin de l’esprit qui bout ! Et si elle est une courte folie, elle en possède l’éclat lumineux qui permet de démasquer les postures et les impostures du théâtre social.

Hier, en regardant le film documentaire du réalisateur Feras Fayyad sur le martyre de la ville d’Alep, j’avoue avoir été submergé par cette saine colère que provoquent immanquablement la vision de l’injustice du monde et la certitude que les états occidentaux sont immoraux. Face à la réalité crue de la guerre, des murs en lambeaux, des immeubles éventrés, des tas de gravas qui mélangent dans  une même poussière grise les reste de béton et de corps humains, comment ne pas être d’abord accablé, et ensuite révolté ? Oh oui, révolté contre notre propre pusillanimité, nous tous qui nous perdons dans l’insignifiance des relations factices, qui nous enfonçons dans la moelleuse inconsistance de nos vies de petits-bourgeois égoïstes et gâtés, nous qui préférons cultiver nos petits jardins même pas secrets plutôt que de lever un peu les yeux. Et voir l’humanité qui se noie ici à nos pieds, dans l’eau saumâtre, jadis Mare Nostrum, aujourd’hui cimetière marin, où nous allons barboter cet été ; là-bas, pulvérisée, déchiquetée par des bombes dont un éminent homme de gauche qui se veut le Jaurès du XXIe siècle, a osé prétendre qu’elles allaient anéantir la menace Daech… Et que c’était donc très bien ainsi. Oui, ma colère a été d’autant plus vive que je me suis souvenu de ces propos sortis de la bouche de celui qui accompli la prouesse d’être à la fois un vieux stalinien et un gauchiste infantile ! Les civils et les rebelles d’Alep sont aussi proches de l’Etat Islamique que moi de l’Opus Dei… Insoumission de pacotille !

Mais oublions les tristes sires, les tribuns de mauvais péplums, les futurs parlementaires en marche ou au garde à vous, et toute l’armée des cyniques, et réjouissons-nous du courage authentique de Khaled. Lui est un exemple, un humain qui nous prouve qu’il ne faut pas désespérer, jamais, et qu’il faut se battre inlassablement, humblement, pour un monde meilleur, enfin débarrassé de la canaille affairiste et du cancer du nationalisme étroit et du fanatisme religieux. Khaled est un simple père, un mari, confronté à ce « qu’aucun être humain ne peut supporter », au « chaos » comme il dit en fumant une cigarette sur le toit précaire d’un bâtiment en ruines… Il ne dort plus, ou presque, il regarde au loin un missile en train de se fragmenter sur tout un quartier en le zébrant d’éclairs dorés, il fonce dans son vieux camion qui surchauffe, il s’accorde un instant de jeu avec sa fille, il improvise un aquarium dans une vieille fontaine, il se dit qu’il devrait partir en Turquie, sans y parvenir. Il est né à Alep, et il y mourra… Lui et ses amis sauvent parfois des vies ensevelies, ils creusent à mains nues à la lumière des braseros, mais souvent ce ne sont que des morceaux qu’ils extraient des décombres. Une dernière nuit, seul, juste éclairé par l’écran bleuté de son portable, Khaled écoute sa fille qui lui dit « je t’aime papa ».

Je pleure en voyant son corps inerte, son visage maintenant paisible. Je sais que je ne l’oublierai pas. Khaled.

Honte à nous, honte à notre lâcheté, et que la colère des gueux emporte toute cette fange !