Il m’aura fallu plusieurs décennies pour
comprendre, mieux, pour sentir à quel point le « capital confort » accumulé
génération après génération détermine les choix, les opinions, les attitudes de
ceux qui en bénéficient. Une caractéristique commune à tous : ils
attribuent leur position sociale, leur pouvoir économique, leur potentiel
culturel à leur seuls mérites personnels. Ils ont lu, et souvent approuvé
Durkheim, Lévi-Strauss, et même Bourdieu, mais ils n’en ont rien tiré de
profond ou de conséquent. Et cela est parfaitement normal : ils ne luttent
pas, jamais !
Ils se laissent porter par le flot apaisé
du fleuve tranquille, à sa surface brillante et scintillante, tels des bouts de
bois morts. Et quand les berges se resserrent et que la vitesse du fluide
augmente, ils se croient générateur de courant. Voilà le
petit-bourgeois-profession-intellectuelle-CSP+-cadre-A-de-la-fonction-publique
dans toute la splendeur de sa fatuité. Il pérore, jauge, juge, ânonne ses idées
préfabriquées, sûr de son bon droit et de son bon goût, et regarde avec le même
œil condescendant le populaire et le vulgaire. Sa supériorité naturelle lui autorise toutes les infamies,
les rires sous-entendus, les sarcasmes violents, les sentences sans appel.
Savez-vous qu’il appelle cela de « l’humour » ?
Pourtant, qu’a-t-il donc bien fait pour
être aussi fier de lui ? Crée-t-il ?
Fabrique-t-il ? Prend-il des risques ? Bâtit-il ? Non, il
produit du commentaire à la chaine, note ses subordonnés ou ses élèves, évalue
et supervise ; il prétend en outre éveiller les consciences, alerter les citoyens sur les
périls du consumérisme et du dérèglement climatique. Et qu’il vote écolo, Mélenchon
ou Macron, il se fait un devoir de manger bio et de se réjouir de la
circulation alternée en cas de pic de pollution à l’Ozone. Il n’a ni la superbe
indifférence du grand bourgeois plus fataliste que cynique, ni la beauté du
poète maudit farfouillant ses poches creuses dans l’espoir d’y pêcher un sou
pour son absinthe ; tous deux âmes bohèmes et légères, libérées des contingences…
Les combats du monde ont une esthétique
particulière pour lui ; ils alimentent son imaginaire, et deviennent
parfois de belles photos, de beaux récits. Le plus souvent, ce n’est que
plagiat et redite. Peu importe, pourvu qu’il se distingue, que sa création lui confère ce petit surcroit
d’humanité, de sensibilité. Ah, qu’il est bon de penser la condition humaine enfoncé
dans son fauteuil-club, de beaux et lourds rayonnages d’intelligence pure en
guise de totem protecteur, un whisky à la main, un Cobiha® qui fume sur
l’accoudoir (chut, c’est un secret !), un disque de free-jazz pour
parfaire cette plénitude qu’offre l’existence à ceux qui savent apprécier les bonnes
choses.
Ainsi, tous autant qu’ils sont, ils passent
du cocon familial au giron de Marianne, toujours généreuse avec ses serviteurs.
Ils biberonnent à la mamelle de l’Etat, ont parfois le hoquet ou des haut-le-cœur,
il leur arrive même d’avoir une petite colère, mais une maternelle tape dans le
dos suffit, et tout rentre vite dans l’ordre. En vérité, ils constituent la
plus grande force conservatrice de la société. Inertie, immobilisme, ils sont
la négation de la vie, qui bruisse, bouillonne, là, juste en bas sur le
trottoir d’en face. Ecoute, rapproche ton oreille camarade petit-bourgeois
fils-à-papa, tu entends ? C’est un tumulte perpétuel, la lutte pour la
vie. Ça ne change pas, depuis des siècles c’est pareil, les mains dans le
cambouis, dans ta merde, tu comprends enfin ? Ton confort c’est le labeur
des femmes et des hommes qui ne sont rien,
qui fabriquent tes bagnoles, tes PC et tes Smartphones, qui édifient tes facs,
tes hôpitaux et tes belles baraques, qui pensent, inventent et assemblent tes
gros avions qui te permettent de passer de bonnes vacances à New York ou aux
Seychelles. Ton doux et agréable confort, c’est tous ces ploucs qui protègent
tes sales gosses, réparent ton électroménager, repeignent tes volets et montent
le mur de clôture de ta villa à l’Ile de Ré. C’est toute l’armée des chauffeurs, livreurs, éboueurs, plongeurs, porteurs,
coiffeurs, et autres auto-entrepreneurs qui n’ont de salaire à la fin du mois
que s’ils ne tombent pas malade. Une grippe pour eux, c’est la ruine ! Tu
sais, tous ces pauv’ gens que tu prétends défendre avec tes soi-disant
convictions de gôche, et que tu méprises pour leurs goûts de chiotte, leurs
intérieurs qui suintent le But® ou le Conforama®. Ces cons qui aiment Céline
Dion et qui n’ont pas un seul bouquin chez eux, à part peut-être le dernier
Musso sur la table basse du salon…
Tu ne luttes pas, jamais. Tu fais semblant,
parfois, en engueulant ton fils ou en rabrouant ton banquier.
Contrairement au Léopard, tu n’es pas en
voie d’extinction, et c’est bien dommage !