dimanche 9 avril 2017

Le crépuscule de la mémoire

Leur aube pourra être dorée, car notre mémoire est crépusculaire.

L’histoire ne se répète jamais véritablement deux fois, aucune époque n’est semblable à une autre, 2017 n’est pas 1937 ; prétendre le contraire est un  raccourci emprunté par la pensée qui a besoin de créer artificiellement des parallèles pour se rassurer.

L’histoire n’est pas non plus déjà écrite quelque part, son cours inéluctable, quoi que l’on fasse, ou pas.

Mais comment ne pas voir la montée inexorable du péril, le seul qui existe depuis toujours, le seul aussi que nous nous refusons de regarder en face. Tant de décennies de démotivation, de renoncement, d’échec, de perte de repères, de dépolitisation, d’abrutissement télévisuel, de trahison… A ce sujet, la « gauche », celle qui s’honore d’être la garante des idéaux humanistes et progressistes, porte une responsabilité énorme dans la défaite de ce qu’elle assure vouloir faire triompher : la liberté, l’égalité et la fraternité. Elle (et donc nous) a trop souvent troqué l’exigence du combat quotidien pour un peu de tranquillité, de convivialité. Se « prendre la tête » pendant un repas ou un apéritif étant devenu l’unique source d’angoisse existentielle qui mériterait attention. Ce petit confort matériel et moral est, c’est simple, l’alpha et l’oméga de nos vies « connectées », urbaines, modernes, cools… « Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. […] Si le gouvernement est inefficace, pesant, gourmand en matière d’impôts, cela vaut mieux que d’embêter les gens avec ça. La paix Montag. Proposez des concours où l’on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel Etat ou de la quantité de maïs récoltée dans l’Iowa l’année précédente. Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de « faits », qu’ils se sentent gavés, mais absolument « brillants » côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux car de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. […] Au diable, tout ça. Alors place aux clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l’héroïne, à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. Si la pièce est mauvaise, si le film ne raconte rien, si la représentation est dépourvue d’intérêt, collez-moi une dose massive de thérémine. Je me croirai sensible au spectacle alors qu’il ne s’agira que d’une réaction tactile aux vibrations. Mais je m’en fiche. Tout ce que je réclame, c’est de la distraction. » La prophétie de Ray Bradbury (Fahrenheit 451) est réalisée, c’est tristement évident.

La généralisation de la bêtise, la démocratisation de la médiocrité, la mollesse de nos estomacs et de nos esprits ankylosés par la niaiserie, tout concourt à ce que la mémoire s’efface, lentement, tranquillement, sans révolte.

Et quand les temps se troublent de crises, de heurts, de tensions mondiales, l’explication est invariablement la même : c’est l’autre, l’étranger, celui qui diffère par sa peau et sa culture qui est responsable du chaos.  Et aussi terribles que soient les attentats « islamistes » perpétrés en Europe, ils n’ont jamais fait peser un quelconque danger mortel sur nos démocraties, si imparfaites soient-elles. En revanche, dans la profondeur des terres oubliées, des rues délabrées, du macadam bruyant et des champs empoisonnés par les pesticides, dans les intérieurs faussement bourgeois des pavillons gris et anonymes, dans les lecteurs MP3 d’une jeunesse vieillie précocement par l’absence d’avenir, la bête immonde s’insinue, elle pénètre, colle aux murs et aux parois neuronales, elle s’installe, suppure du téléviseur, envahit internet, elle susurre aux enfants et chantonne aux parents, elle nous dit qu’elle est désirable. Et partout, on l’acclame, on la porte en triomphe, dans l’indifférence du plus grand nombre.

Nous avons donc oublié. C’est cela, nous avons perdu la mémoire. Nous sommes incapables de nous souvenir de Barcelone, de l’Espagne républicaine et de la dictature de Franco, nous avons accepté l’Allemagne hitlérienne comme un aléa de l’Histoire, nous ne connaissons la milice française que par des téléfilms trop colorés, nous ne savons même pas qui sont Allende, Pablo Neruda, Pasolini, Primo Levi n’est plus qu’un écrivain sur une liste de livres d’une classe de 1ière. Nous avons oublié le sang, le voile noir de la peur, la torture, la nuit et le brouillard, les portes fracassées au petit matin, les chiens qui hurlent, les vitrines brisées en éclats de cristal, la désolation, les enfants qui pleurent, les femmes et les hommes broyés, les cheminées qui crachent des flammes, la mort, partout, qui se répand.

J’aimerais citer pour conclure les mots d’une personne qui a vécu ce que peut être l’extrême droite quand celle-ci a tout le pouvoir, et que les circonstances sont favorables a l’expression concrète de son idéologie. Je sais que pour certain(e)s elle n’est pas assez « à gauche », trop « juive » pour d’autres. Mais je n’en ai cure ! Voici les paroles de cette femme admirable, les derniers mots désespérés et pourtant plein d’espoir de son ultime ouvrage (Et tu n’es pas revenu) : « Il y a deux ans, j’ai demandé à Marie, la femme d’Henri : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ? » Elle m’a répondu : « Je crois que non, on n’aurait pas dû revenir. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? » Je n’ai pas pu lui donner tort ou raison, j’ai juste dit : « Je ne suis pas loin de penser comme toi. » Mais j’espère que si la question m’est posée à mon tour juste avant que je ne m’en aille, je saurai dire oui, ça valait le coup. »

Pour ne pas trahir Marceline Loridan-Ivens, pour que leur aube ne soit jamais plus dorée, pour écrire une histoire différente de celle que les militants de la marche funèbre prétendent nous imposer, ne perdons pas la mémoire, et retrouvons le goût du débat politique, collectif, bouillonnant, l'envie de la lutte fière et ensoleillée, et ensemble, faisons le choix de la vie !