Leur aube pourra
être dorée, car notre mémoire est crépusculaire.
L’histoire ne se
répète jamais véritablement deux fois, aucune époque n’est semblable à une
autre, 2017 n’est pas 1937 ; prétendre le contraire est un raccourci emprunté par la pensée qui a besoin
de créer artificiellement des parallèles pour se rassurer.
L’histoire n’est
pas non plus déjà écrite quelque part, son cours inéluctable, quoi que l’on
fasse, ou pas.
Mais comment ne
pas voir la montée inexorable du péril, le seul qui existe depuis toujours, le
seul aussi que nous nous refusons de regarder en face. Tant de décennies de
démotivation, de renoncement, d’échec, de perte de repères, de dépolitisation,
d’abrutissement télévisuel, de trahison… A ce sujet, la « gauche »,
celle qui s’honore d’être la garante des idéaux humanistes et progressistes,
porte une responsabilité énorme dans la défaite de ce qu’elle assure vouloir
faire triompher : la liberté, l’égalité et la fraternité. Elle (et donc
nous) a trop souvent troqué l’exigence du combat quotidien pour un peu de
tranquillité, de convivialité. Se « prendre la tête » pendant un
repas ou un apéritif étant devenu l’unique source d’angoisse existentielle qui
mériterait attention. Ce petit confort matériel et moral est, c’est simple,
l’alpha et l’oméga de nos vies « connectées », urbaines, modernes,
cools… « Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la
politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue
sur une question ; proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en
proposez aucun. […] Si le gouvernement est inefficace, pesant, gourmand en
matière d’impôts, cela vaut mieux que d’embêter les gens avec ça. La paix
Montag. Proposez des concours où l’on gagne en se souvenant des paroles de quelque
chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel Etat ou de la quantité
de maïs récoltée dans l’Iowa l’année précédente. Bourrez les gens de données
incombustibles, gorgez-les de « faits », qu’ils se sentent gavés,
mais absolument « brillants » côté information. Ils auront alors
l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du
sur-place. Et ils seront heureux car de tels faits ne changent pas. Ne les
engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie
pour relier les choses entre elles. […] Au diable, tout ça. Alors place aux
clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux
casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l’héroïne, à tout ce qui ne
suppose que des réflexes automatiques. Si la pièce est mauvaise, si le film ne
raconte rien, si la représentation est dépourvue d’intérêt, collez-moi une dose
massive de thérémine. Je me croirai sensible au spectacle alors qu’il ne
s’agira que d’une réaction tactile aux vibrations. Mais je m’en fiche. Tout ce
que je réclame, c’est de la distraction. » La prophétie de Ray Bradbury (Fahrenheit
451) est réalisée, c’est tristement évident.
La généralisation
de la bêtise, la démocratisation de la médiocrité, la mollesse de nos estomacs
et de nos esprits ankylosés par la niaiserie, tout concourt à ce que la mémoire
s’efface, lentement, tranquillement, sans révolte.
Et quand les temps
se troublent de crises, de heurts, de tensions mondiales, l’explication est invariablement
la même : c’est l’autre, l’étranger, celui qui diffère par sa peau et sa
culture qui est responsable du chaos. Et
aussi terribles que soient les attentats « islamistes » perpétrés en
Europe, ils n’ont jamais fait peser un quelconque danger mortel sur nos démocraties,
si imparfaites soient-elles. En revanche, dans la profondeur des terres
oubliées, des rues délabrées, du macadam bruyant et des champs empoisonnés par
les pesticides, dans les intérieurs faussement bourgeois des pavillons gris et
anonymes, dans les lecteurs MP3 d’une jeunesse vieillie précocement par
l’absence d’avenir, la bête immonde s’insinue, elle pénètre, colle aux murs et
aux parois neuronales, elle s’installe, suppure du téléviseur, envahit
internet, elle susurre aux enfants et chantonne aux parents, elle nous dit
qu’elle est désirable. Et partout, on l’acclame, on la porte en triomphe, dans
l’indifférence du plus grand nombre.
Nous avons donc
oublié. C’est cela, nous avons perdu la mémoire. Nous sommes incapables de nous
souvenir de Barcelone, de l’Espagne républicaine et de la dictature de Franco,
nous avons accepté l’Allemagne hitlérienne comme un aléa de l’Histoire, nous ne
connaissons la milice française que par des téléfilms trop colorés, nous ne
savons même pas qui sont Allende, Pablo Neruda, Pasolini, Primo Levi n’est plus
qu’un écrivain sur une liste de livres d’une classe de 1ière. Nous
avons oublié le sang, le voile noir de la peur, la torture, la nuit et le
brouillard, les portes fracassées au petit matin, les chiens qui hurlent, les
vitrines brisées en éclats de cristal, la désolation, les enfants qui pleurent,
les femmes et les hommes broyés, les cheminées qui crachent des flammes, la
mort, partout, qui se répand.
J’aimerais citer pour
conclure les mots d’une personne qui a vécu ce que peut être l’extrême droite
quand celle-ci a tout le pouvoir, et que les circonstances sont favorables a
l’expression concrète de son idéologie. Je sais que pour certain(e)s elle n’est
pas assez « à gauche », trop « juive » pour d’autres. Mais
je n’en ai cure ! Voici les paroles de cette femme admirable, les derniers
mots désespérés et pourtant plein d’espoir de son ultime ouvrage (Et tu
n’es pas revenu) : « Il y a deux ans, j’ai demandé à Marie, la femme
d’Henri : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien
fait de revenir des camps ? » Elle m’a répondu : « Je crois
que non, on n’aurait pas dû revenir. Et toi, qu’est-ce que tu en
penses ? » Je n’ai pas pu lui donner tort ou raison, j’ai juste
dit : « Je ne suis pas loin de penser comme toi. » Mais j’espère
que si la question m’est posée à mon tour juste avant que je ne m’en aille, je
saurai dire oui, ça valait le coup. »
Pour ne pas trahir Marceline Loridan-Ivens, pour que leur aube ne soit jamais plus dorée, pour écrire une histoire différente de celle que les militants de la marche funèbre prétendent nous imposer, ne perdons pas la mémoire, et retrouvons le goût du débat politique, collectif, bouillonnant, l'envie de la lutte fière et ensoleillée, et ensemble, faisons le choix de la vie !